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MAGAZINE

Les migrations en Méditerranée : l’Union européenne, nouveau capitaine de la Méduse ? (1)

Marion Blondel,

Docteure en droit public, chercheuse à l’Université Saint-Louis de Bruxelles



“Qu'il est doux, quand sur la vaste mer le vent soulève les flots, de contempler depuis la terre ferme les terribles périls d'autrui ”… Loin de l’éloge épicurien du Ier siècle avant Jésus Christ, ces vers de Lucrèce peuvent aujourd’hui faire écho à l’attitude de l’Union européenne face aux embarcations de migrants jetées vers ses côtes. Dans un monde où le déplacement forcé touche plus de 65,6 de millions d’individus – c’est à dire où un être humain sur 113 est demandeur d'asile, déplacé interne ou réfugié (2) - ce phénomène concerne essentiellement les Etats en développement. Selon la Banque mondiale, la majorité des réfugiés et des déplacés relevant du mandat du Haut Commissariat pour les réfugiés se concentrent depuis 1991 dans les mêmes zones de conflit : Afghanistan, Iraq, Syrie, Burundi, République démocratique du Congo, Somalie, Soudan, Colombie, Caucase (3). C’est dire que l’immense majorité des victimes de déplacements forcés ne se dirige pas vers l’Europe. A titre d’illustration, en 2017, 706.913 demandes d’asile ont été introduites dans les 28 Etats de l’Union européenne, ainsi qu’en Norvège et en Suisse (4). Et pour cause : il y’a une mer à traverser. En 2017, selon l’Organisation internationale des migrations, au moins 3 119 migrants sont morts ou disparus en tentant de gagner l’Europe par la Méditerranée (5). Au 13 septembre 2017, 128 863 migrants étaient arrivés en Europe par la mer, la plupart par les iles italiennes, mais aussi la Grèce, Chypre et l’Espagne. En 1818, par son Radeau de la Méduse, Géricault s'élevait contre l'injustice, cherchant à exprimer l'incompétence du pouvoir en place (6). A notre époque, il aurait sans doute figuré Alan Kurdi… (7)


Qui sont ces migrants qui risquent leur vie ?


Les flux migratoires maritimes sont marqués par la diversité des situations : dans les navires de fortune se mêlent généralement des individus migrant pour des raisons économiques, en quête d’un avenir meilleur, et en recherche de protection, fuyant les persécutions de leur Etat d’origine (8). Au sein de la catégorie générique des « migrants » (9), le droit distingue différents statuts, appelant des régimes différenciés. La provenance de ces individus (Nigéria, Syrie, Érythrée en majorité (10)) indique cependant que la plupart d’entre eux fuit les guerres et différentes formes de persécution. Dans cette hypothèse, ils sont qualifiés de demandeurs d’asile, c’est-à-dire de personnes qui peuvent prétendre au statut de réfugié au sens de la Convention de Genève de 1951. Le réfugié se définit en effet comme « toute personne qui […] craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (11). Le bénéfice de la protection prévue par la Convention relative au statut de réfugié de 1951, ratifiée par 147 États, est ainsi subordonné à la réunion de plusieurs éléments : le franchissement d’une frontière, mais aussi une crainte fondée de persécution, laquelle doit se fonder sur les motifs limitativement énumérés par l’article 1er. Si ces conditions sont remplies, l’État partie à la Convention a l’obligation d’accorder la protection à l’individu. En revanche, la « crise économique » et la « crise climatique » ne constituant pas des préoccupations contemporaines aux rédacteurs de la Convention à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le texte ne contient aucune référence aux migrants économiques et environnementaux, qui ne pourront être protégés sur ce fondement (12).


Que fait l’Union européenne ?


L’Union européenne est une organisation internationale composée d’Etats. Ainsi, le droit de l’Union européenne « pourrait faire bien plus si les États membres ne cherchaient pas à l’utiliser pour se dégager de leurs obligations, ne tendaient pas à l’exploiter pour développer des politiques de lutte contre l’immigration clandestine » (13). A la suite des printemps arabes de 2011 ayant amorcé l’arrivée de migrants à Lampedusa, la Commission européenne a proposé une nouvelle approche de la politique d’immigration européenne : le régime européen d’asile commun s’oriente ainsi vers un renforcement du contrôle des frontières et l’élaboration d’une politique commune en matière de demande d’asile (14). Suite à la médiatisation des naufrages en 2015, l’Union européenne adopte plusieurs décisions, dont la plupart visent un meilleur contrôle de sa frontière extérieure. C’est ainsi par exemple que l’agence Frontex de surveillance des frontières externes de l’Europe évolue en 2016 vers un système européen de garde-frontières. Cette agence déploie, à des points stratégiques de la Méditerranée, des opérations de sauvetage mais aussi de surveillance (15) et d’interception des embarcations telles que « Triton » entre l’Italie, l’Égypte et la Libye (remplacée par « Thémis » le 1er février 2018), ou encore « Poséidon » entre la Grèce et la Turquie. Mais la pratique la plus contestée de l’Union européenne relativement au traitement des migrants sur la Méditerranée consiste en l’externalisation de leur prise en charge vers des pays tiers, où les droits fondamentaux ne sont pas toujours garantis. En 2016, l’accord UE-Turquie cherche à mettre fin aux traversées de la côte turque vers les iles grecques, moyennant le versement d’une aide européenne de plusieurs milliards d’euros. En juillet 2017, un projet d’accord UE-Libye visait à « renforcer de manière notable et significative les contrôles aux frontières sur les frontières extérieures de la Libye » (16). Si l’Union européenne apporte un soutien à la Libye dans différents domaines (transition politique, aide humanitaire (17), coopération en matière de migration et la protection des migrants (18)) il n’est cependant pas possible d’ignorer que cet État failli, où les autorités n’ont le contrôle que d’une partie du territoire, n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951, et ne dispose ni de loi ni de procédure d’asile. Relayant le constat de nombreuses ONG, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme dénonçait ainsi en novembre 2017 les « horreurs inimaginables » (19) subies par les migrants en Libye, obligeant l’Union européenne à adapter sa stratégie. (20)


Quels sont les enjeux juridiques du traitement de la migration ? L’exemple de l’interdiction du refoulement


Au nom de la sécurisation de l’espace européen, l’Union européenne et ses États membres ont ainsi mis en place un ensemble de mécanismes pour prévenir l’arrivée des migrants. Une pratique italienne a été l’occasion d’interroger la « pierre angulaire du droit des réfugiés » (21) : l’article 33 de la Convention de 1951 qui consacre le principe de « non-refoulement ». Ce principe impose à l’État d’accueil de ne pas renvoyer un réfugié dans un État où il risque des persécutions. Dans l’affaire Hirsi Jamaa contre Italie (22) de 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de se prononcer sur la pratique italienne d’interception en haute mer de demandeurs d’asile, suivie d’un refoulement immédiat vers un pays tiers. Dans un arrêt prononcé de la manière la plus solennelle (23), le juge européen refuse d’autoriser l’État « à commettre, en dehors de son territoire, des actes qui ne seraient jamais acceptés à l’intérieur de celui-ci » (24). La Cour estime ainsi que le refoulement de migrants par l’Italie vers la Libye constitue un traitement inhumain et dégradant, et tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.


La migration, nouvel objet démocratique ?


En réaction à cette politique essentiellement sécuritaire de l’Union européenne et de ses États membres, des acteurs privés se mobilisent. Par exemple, en juin 2017, on comptabilise une dizaine d’ONG présentes en Méditerranée pour secourir les migrants en détresse et les transporter vers des ports européens. Le déploiement du navire Aquarius de l’association SOS Méditerranée (25) illustre la mission que ces ONG se sont assignée : faire respecter l’obligation d’assistance à toute personne en détresse en mer, telle qu’énoncée dans de nombreuses conventions internationales. (26)

Les réticences des États européens craignant un « appel d’air » renforçant l’immigration irrégulière ont amené à la rédaction d’un « code de conduite » pour les ONG, approuvé par le Conseil européen de Tallinn le 6 juillet 2017, et reçu diversement par les ONG concernées. (27)

La Méditerranée est ainsi le lieu de partenariats nouveaux entre États et société civile, dans le but d’allier recherche de contrôle des frontières et préoccupations humanitaires. Ces nouvelles formes de gouvernance témoignent peut-être d’une démocratisation de cette mer-frontière, qui évolue d’espace où s’exercent les souverainetés, à théâtre de coopération et de compromis entre acteurs étatiques et non étatiques. Cette expérimentation permettra peut-être de retrouver l’essence compassionnelle des vers de Lucrèce, qui poursuit : « non pas qu’on prenne un plaisir si grand à voir souffrir le prochain, mais parce qu’il y a une douceur à voir des maux que soi-même on n’éprouve pas ». (28)







(1) Dans le cadre de ce billet, seules les grandes lignes de la politique européenne relative à la migration en mer Méditerranné seront abordées, sans prétendre à l’exhaustivité nuancée dans le traitement d’une question complexe.

(2) UNHCR, Global Trends Report 2016, http://www.unhcr.org/globaltrends2016/

(3) Banque mondiale, Forcibly Displaced: Toward a Development Approach Supporting Refugees, the Internally Displaced, and their Hosts, 15 septembre 2016. Selon ce rapport, les Etats en développement concentrent 89 % des réfugiés et 99 % des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays. La persécution des Rohingas en Birmanie laisse présager une évolution prochaine de ce triste classement.

(4) Union européenne, Bureau européen d'appui en matière d'asile, Communiqué du 1er février 2018. Ce chiffre représente une baisse de 43% par rapport à 2016. En 2017, la majorité des demandes d’asile émanaient de Syrie (plus de 98.000 dossiers), suivie de l’Irak, l’Afghanistan et le Nigéria.

(5) Il s’agit d’une estimation, ne recensant pas les victimes des naufrages sans témoins. Ce nombre est en baisse (en 2016, il s’élevait à 5 143), en raison de la réduction du nombre de traversées, due en partie à l’intensification des contrôles ayant pour effet de décaler les routes de migration. En revanche, le taux de mortalité en mer augmente, du fait notamment de la dégradation des conditions de départ (par exemple, la lutte contre l’activité des passeurs a entrainé le contrôle et la destruction de navires aptes à la traversée, avec pour effet pervers l’utilisation d’épaves ou de bateaux gonflables, toujours plus surchargés).

(6) MILES (J.), Le radeau de la méduse, éd. Zeraq, 2 juillet 2015.

(7) Alan Kurdi était un enfant syrien d'origine kurde fuyant la guerre civile syrienne. Il est mort noyé le 2 septembre 2015 à l'âge de trois ans. La photographie de sa dépouille gisant sur une plage a entrainé un élan d’indignation relativement à la situation des migrants traversant Méditerranée.

(8) La catégorisation, qui conditionne la protection, est largement infondée si l’on se place dans une approche en termes de besoins réels du migrant. Si les catégories de réfugié, personne déplacée, ou plus généralement de migrant international relèvent de définitions juridiques précises, il s’agit d’abstractions théoriques qui ne reflètent que très imparfaitement la complexité de la réalité.

(9) Le terme recouvre donc, selon les définitions, les migrations temporaires et permanentes, que ces dernières s’effectuent à l’aide d’un document légal de voyage ou de manière illégale. Le terme « migrant » peut également être utilisé dans les situations de flux migratoires mixtes (migrants volontaires et forcés empruntant les mêmes routes migratoires).

(10) OIM, https://www.iom.int/fr/news/arrivees-de-migrants-en-europe-par-la-mediterranee-en-2018-4-742-deces-en-mer-206

(11) Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, entrée en vigueur le 22 avril 1954, article premier, section A, §2.

(12) La protection de ces migrants constitue un défi au droit international, tant ces causes de déplacements sont amenées à se généraliser. Par exemple, les migrations environnementales, qui représentent aujourd’hui plus de 26 millions de personnes par an, font l’objet de différentes initiatives (cf. en ce sens : Projet de Convention relative aux déplacés environnementaux, présenté en 2008 ; Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique, du 22 octobre 2009 ; Initiative Nansen, 2012).

(13) BASILIEN-GAINCHE (M.-L.), « Les boat people de l’Europe. Que fait le droit ? Que peut le droit ? », La Revue des droits de l’homme, 9, 2016, mis en ligne le 2 mars 2016.

(14) Le régime européen d’asile commun comprend cinq textes principaux, refondus au fil du temps (directives « procédures », « qualification », « accueil » ; règlements « Eurodac » et « Dublin III »), complété par différents textes concernant notamment les aspects financiers et pratiques du régime commun d’asile. On peut citer notamment le « système européen de surveillance des frontières – EUROSUR » développée par l’Agence Frontex, visant à réduire l’immigration clandestine en Europe et assurer le sauvetage des migrants en mer.

(15) Depuis décembre 2013, Frontex peut recourir au système d’échanges d’informations et de données EUROSUR.

(16) Sommet de Tallinn, Proposition des ministres de l’intérieur de l’UE, 6 juillet 2017.

(17) Cf. en ce sens : Commission européenne, Protection Civile et Operations d'Aide Humanitaire Européennes, Fiche Libye, sur le site de la Commission européenne : https://ec.europa.eu/echo/where/africa/libya_fr

(18) Cf. par exemple le Fonds fiduciaire d'urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique depuis novembre 2015.

(19) Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme en Libye, Communiqué du 14 novembre 2017 suite à la mission d’observation dans des centres de détention du Département libyen de lutte contre la migration illégale de Tripoli du1er au 6 novembre 2017. Le Conseil des droits de l’homme reste saisi de la question (cf. en ce sens : Nations unies, Assemblée générale, Conseil des droits de l’homme, Assistance technique et renforcement des capacités aux fins de l’amélioration de la situation des droits de l’homme en Libye, 21 mars 2018, A/HRC/37/L.45).

(20) A titre d’illustration, le 5ème sommet Union africaine-UE de novembre 2017 développe alors une stratégie basée sur le retour volontaire des migrants ne pouvant prétendre à l’asile, la réinstallation et la communication pour dissuader la prise de risque de la migration.

(21) CREPEAU(F.), Droit d’asile, de l’hospitalité aux contrôles migratoires, coll. Droit international, éd. Bruylant, Bruxelles, 1995.

(22) CEDH (G.C), 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, req. n°27765/09. 

(23) Ibidem.

(24) Ibid., §69. Ce faisant, la Cour s’inscrit dans la ligne du Haut Commissariat pour les réfugiés (UNHCR, Avis consultatif sur l’applicabilité extraterritoriale des obligations de non refoulement en vertu de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de 1967, du 26 janvier 2007).

(25) On peut également citer, sans prétention à l’exhaustivité : le Phoenix de Migrant Offshore Aid Station, le Vos Hestia de l’ONG Save The Children, le Bourbon Argos de l’association française Médecins Sans Frontières, le Iuventa de l’ONG allemande Jugend Rettet, le Topaz Responder de MOAS et de la Croix Rouge italienne.

(26) Ce droit est énoncé dès 1586 dans une bulle du pape Pie V (cf. PANCRACIO (J.-P.), Droit de la mer, coll. Précis, éd. Dalloz, 1ère éd., 2010, p.113) La Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière d’assistance et de sauvetage maritimes du 23 septembre 1910 énonce que le capitaine du navire est « tenu, tant que les dangers qu’encourent son vaisseau, son équipage et ses passagers le permettent, de porter assistance à toute personne à la mer […] sur le point de se perdre ». La première Convention internationale SOLAS du 26 janvier 1914 reprend cette obligation (art. 37). Cf. dans le même sens : Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée à Montego Bay le 10 décembre 1982, art. 98 ; Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (Convention SOLAS), Londres, 1er novembre 1974, règle 33(1) ; Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR) signée à Hambourg le 27 avril 1979, Chapitre 2.1.10.

(27) Les discussions entre les ONG et le ministère de l’Intérieur italien furent tendues, tant ce code prévoit des dispositions que les ONG jugent problématiques. Le bureau de l’UNICEF en Italie s’est ainsi inquiété des conséquences de ce code sur le sort des enfants migrants. La plupart des ONG finirent par signer le code (à l’exception de MSF), certaines immédiatement et en collaboration avec les autorités italiennes (MOAS, Save The Children) ; d’autres avec plus de réserve (Sea-Eye, Proactiva Open Arms) ; d’autres enfin parvinrent à introduire des amendements, (SOS Méditerrannée, Sea-Watch, Lifeline).

(28) Lucrèce, « Œuvres complètes. De la Nature des choses », Traduction d’Ernest Lavigne, Hachette, 1870.






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